Cynique x Irritant x Cultivé x Violent x Autodestructeur x Excentrique
_Le rire est un refus de penser, l'âme se débarrasse d'une image qui lui semble impossible ou inférieure à la dignité de sa fonction comme l'estomac se débarrasse de ce dont il ne veut pas garder la responsabilité, et par le même procédé d'une convulsion grossière.(Underco')
_J'ai la sensation que ma vie est achevée, c'est à dire que je ne vois rien à présent qui demande un lendemain. Ce qui me reste à vivre désormais n'est plus rien que du temps à perdre... Tu le pensais. Un monde, de noirs, de blancs et de gris. Un négatif de pensée, une toile monochrome sur un chevalet ébréché qu'aucune couleur ne venait relever. C'est le monde que t'a offert ta naissance, insipide et lassant. Aîné d'une famille noble, ton destin était tout tracé. Tu es né avec une cuillère en argent dans la bouche et quelques fées avaient dû se pencher sur ton berceau, car tu avais tout pour toi, la beauté et cette intelligence qui t'empêche encore à ce jour d'être heureux. Ton esprit est le seul rempart se dressant entre toi et l'absolution, si seulement tu avais su te contenter du matériel, si t'avais été moins con et plus con à la fois, tout n'aurait pas dérapé. Si jeune, le monde était à tes pieds alors que tu n'y portais pas un regard, effrayé à l'idée de le briser avec ce don que tu ne contrôlais pas. Tu préférais les livres à la réalité, ces derniers se trouvant être moins fragiles que les humains, te contentant de t'enivrer de connaissances au détriment de l'expérience. Tu ne vivais qu'au travers des pages jaunies par les années et écorchées par les ébauches d'idées, des portails vers un monde bien plus vaste que Pandémonium et le plateau suprême dont tu avais si rapidement fait le tour. Même Elisa, amie d'enfance qui t'avait été promise, ne savait éveiller un quelconque intérêt en toi. À l'image d'une machine, tu te contentais de te laisser porter, comblant malgré toi les attentes n'ayant cesse de croître de tes parents.
Tu étais le fils parfait, l'enfant chéri d'un père intransigeant et d'une mère prisonnière de sa naïveté. Tu étais las avant l'âge de l'être, te renfermant sur toi-même pour explorer ton monde intérieur, te détournant du monde. Tu étais avide de connaissances, de percer les mystères de mondes inconnus. Un homme complexe et torturé par l'aporie à laquelle te condamnait ta propre humanité. Tu t'es bien vite détourné des connaissances imposées par tes géniteurs pour explorer des sentiers moins "utiles" comme ils se plaisaient à le dire. Tu défilas une à une les mailles bien serrées des traités de philosophie pour ne laisser de ce dernier rempart d'ordre qu'un tas d'anneaux esseulés. Tu restais enfermé dans ton tombeau de savoir des jours entiers, parfois même des semaines. Tu disséquais les enveloppes d'idées jusqu'à en oublier la tienne, oubliant de te nourrir, comme si tu avais accédé à quelque plan d'existence supérieur.
Puis, car l'histoire ne peut s'arrêter là, il manque la tragédie, cette mascarade absurde qui donne au héros une part d'humanité, qui nous permet de le trouver attachant, à sa façon. Cet homme ne peut avoir pour seul défaut sa soif de connaissance et son désintérêt pour le monde. Non, il lui manque quelques cicatrices, quelques émotions. Donc nous allons introduire un élément perturbateur, la première vague sur cette mer d'huile ; Aarne. Probablement las de lutter contre ton refus de te plier à leurs règles, tes parents t'imposèrent la plus terrible des sanctions, les pleurs d'un nouveau-né. Bien entendu, ils installèrent sa chambre dans ton antre, comme s'il n'y avait pas suffisamment de pièces vides dans la demeure. C'était là une tentative vaine de tes géniteurs pour te ramener à la réalité, tentant de t'imposer une présence que tu ne pouvais envoyer paître. Tu avais tenté de le noyer, de l'enfermer dans une malle et de l'expédier aux niveaux inférieurs, rien n'y fit, tu le retrouvais toujours dans tes pattes, sans compter qu'en guise de représailles tes livres t'étaient à chaque fois retirés.
Tu ne te fis pas prier pour diriger davantage de haine à l'adresse de ce petit bout rose glapissant, une esquisse d'être qui n'était rien proportionnellement au tien, qui ne tentait même pas de savoir, se contentant du monde qui lui avait été offert à la palette de couleurs bien plus vaste que la tienne. Il était tout ce que tu méprisais, cette simplicité absurde et fascinante, ce que tu ne pourrais jamais être. Sans que tu ne le réalises, tu te détournas rapidement de tes livres pour ne consacrer ton existence qu'au loisir qui meublait l'absence de tes livres, l'étude de ton cadet. Mu par une curiosité malsaine, tu t'es retrouvé à repousser toujours davantage les limites, le pousser dans ses derniers retranchements, là où les instincts primaires reprennent le dessus et où la volonté se brise. Avec le temps, tu te fis plus sournois et discret, ton cadet avait même fini par te couvrir, insupportable innocent qui n'avait pu que s'accrocher à la seule personne faisant preuve d'intérêt à son égard dans ce manoir aux murs gelés où vous n'étiez que des titres. Tu te retrouvas bien vite à tenter de lui inculquer quelques notions apprises dans tes bouquins, à le protéger contre le monde, "par ce que c'est mon punching-ball... Te refusant de voir une réalité bien trop évidente pour que ton esprit si parfait ne daigne l'explorer.
Tu trouvas une échappatoire ailleurs, vous oubliant sur des corps étrangers, t'aventurant dans les niveaux inférieurs, mais toutes ces nouvelles découvertes n'avaient qu'un vague goût de cendres. Tu tentas de le noyer au fond d'un verre, rasade après rasade, de calciner ta raison à même le goulot. Tu te mis à haïr cet esprit que tu avais cultivé, te laisser sombrer davantage. Toute ta haine se redirigea vers ton être, si bien que tu ne portas plus un regard à ton cadet. Pourtant, son image restait gravée dans ton esprit. Tu étais devenu médecin, mais passais davantage de temps dans les bars que dans ton cabinet, tu avais épousé Elisa malgré toi, tes parents espérant en vain que sa présence parviendrait à te remettre sur le droit chemin. Il n'en résulta que des années malheureuses pour la jeune femme. Aarne tentait en vain d'attirer ton attention, sombrant à son tour, juste par ce que t'étais trop con. Il y eut le verre de trop, le mot de trop, un baiser qui se perd et l'incompréhension. Les baisers perdus dans l'obscurité sont devenus soupirs lourds de concupiscence, un désir de le posséder dans son entièreté qui te poussas à en vouloir toujours davantage, jusqu'au jour où elle vous a surprit. Elle, la femme oubliée et délaissée, Elisa, celle qui n'éprouvait qu'amour et pitié à ton égard, cette femme qui désormais serait incapable d'éprouver autre chose que de la haine.
La vérité éclata au grand jour, Aarne attenta à ses jours, s'envolant à jamais au Pays des Merveilles, rejoignant les histoires qui avaient bercé vos rêves. Tu quittas le plateau supérieur avant même d'en être banni. Ton monde vola en éclats. Vous auriez pu vous aimer moins salement, vous haïr plus sainement, si t'avais été plus, ou moins, con. Tu avais tout pour être heureux, même un héritier qui s'apprêtait à pointer le bout de son nez, mais tu t'es barré, ne laissant derrière toi qu'une traînée de cendres, rêves calcinés. Alors normalement, c'est le moment où vous devriez ressentir de la compassion pour cette pitoyable créature, bien que je doute que ça soit le cas, les schémas classiques n'ont jamais été son fort, mais dans le doute, rajoutons une dose de larmes et de déchirures, au risque de le casser pour de bon. Après tout, nous n'avons qu'une histoire d'amour douteuse avortée, un cadavre dans le placard et un p'tit jeune en parfaite méconnaissance du monde sur les routes. On peut mieux faire, et quitte à partir en cacahuète, autant faire ça bien.
_"Coeur", c'est mal nommé. Je voudrais au moins trouver le vrai nom de ce terrible résonateur. Il y a quelque chose en l'Être qui est créateur de valeurs, et cela est tout-puissant, irrationnel, inexplicable, ne s'exprimant pas. Source d'énergie séparée mais qui peut se décharger aussi bien pour que contre la vie de l'individu... Lors de tes errances, tu la rencontras ; Ophélia, ton Diable, La Femme, le seul être que tu n'aies pu détruire, car elle était au moins aussi brisée que toi. Dès votre première rencontre, tu l'avais détestée. Elle avait su te percer à jour, tu te sentais minuscule face à elle. Mais ce jour-là, vous aviez fini par baiser comme des lapins dans une ruelle, les jours suivants également, jusqu'à ce que ça devienne une habitude. Tu avais ce besoin irrépressible de te sentir mal, te filer la nausée jusqu'à te vomir toi-même, réduire en charpie ton existence misérable pour ne laisser à ce monde qu'un amas informe pour seule trace de ton passage. Chaque soir, tu t'abandonnais dans les bras frêles de ton Ophélie, la laissant se noyer dans l'absurdité de ton être qui n'était plus qu'un étrange paradoxe, à mi-chemin entre la pensée et la non-existence.
Vous étiez si tourmentés que vos brisures ne pouvaient que s'assembler, tentant de recréer vainement un tout cohérent, se défoncer un peu plus pour mieux coller l'un à l'autre. Du corps à l'âme, elle savait trouver tes fêlures, les épouser de ses lèvres pour les combler de morsures. Vos échanges n'étaient que simples murmures dans l'obscurité, résonnant à l'âme comme des cris. Tu te perdais toujours en elle, dans ce tortueux labyrinthe où vous vous plaisez à éteindre toute lumière, perdre vos repères pour vous dessiner dans l'obscurité, vous redécouvrir l'un dans l'autre sans jamais parvenir à vous fondre.
Le désir exalte, ce qu'elle éveillait en toi était bien plus que cela. Cette frustration qui rendait tes lèvres fébriles alors que ton corps se tordait contre le sien, que vous vous frottiez jusqu'à la moelle pour consumer vos chairs. Tes yeux se fermaient toujours sur son corps pour épouser son esprit sous le voile de la nuit, ce pavillon noir qui vous invite à l'abandon. Celui sous lequel tu t'es rangé pour elle, espérant perdre dans le vaste bleu de ses yeux la dernière étincelle de raison qui persistait dans ton esprit embrumé par la souffrance. Vous étiez partis sur le miroir des cieux, aviez violé les lois des anges sous leurs regards, hissant le pavillon noir à l'image d'un majeur dressé à l'absolution telle que l'entendait cette société malade. Ophélia était capitaine, son attachement - à l'image de celui d'une diva pour son caniche - la poussa à faire de toi son second. Vous avez brûlé la bougie par les deux bouts, vivant à toute allure et épuisant le monde avant même de pouvoir éprouver l'envie de le connaitre. Rapidement, tu n'eus du jeune noble que le parler savant et un vague accent.
Tu as aimé, dans tous les ports où vous amarriez, hommes, femmes, sans distinction, mais aucun ne savait te détruire comme le faisait Ophélia. Elle t'offrait un peu de répit, à toi, le maudit qui s'évertuait à construire sa propre misère, elle le faisait pour toi et sans se faire prier. Elle savait appuyer là où ça faisait mal, glisser sa langue méphitique dans tes synapses, gangrène d'idées délicieusement infâmes. Elle avait le don de transformer tout joyaux dans le plus horrible des monstres, briser les espoirs à même l'embryon. Ton Diable était parfait, son corps savait te ramener à ton humanité, tirer ton esprit de ses divagations sordides. Tu te laissais bercer par la mélodie de vos cœurs, fondus l'un dans l'autre, noircis et pourris, mêlés dans une unique marre saumâtre. Savourant à chaque fois la sensation des délicates pattes de ton araignée au plafond se glissant entre tes mèches de jais, menaçant de te percer l'encéphale sans jamais mettre fin à tes tourments.
Combien de nuits avez-vous passé à danser sur le pont, bercés par les notes fluettes de la danse macabre, et parfois même par les voix rocailleuses des marins ? Vous soumettiez les flots à vos passions, vous vous étiez autoproclamés maîtres de votre propre monde, un espace sans limites où vous vous accordiez toutes les libertés. Ophélia était ton bourreau, la noyée qui te sortait la tête de l'eau, sans que tu t'en aperçoives, tu retrouvas l'envie dans son enfer. Elle était égoïste, sournoise, elle avait tous les défauts du monde, et toi, tu la vénérais, jamais tu n'aurais pu l'aimer, c'était tout ce qui te plaisait en elle, ce qui te permettait de tout accepter. Tu ne pouvais pas la détruire. Tu te servais d'elle autant qu'elle se servait de toi, la parfaite entente, une histoire tordue où vos esprits fatigués trouvaient leur compte. Du moins jusqu'à ce qu'elle ne disparaisse, comme elle était venue, tu te retrouvais capitaine sans jamais avoir songé à cette possibilité. C'est probablement avec elle que s'évapora ton dernier éclat de bon sens. Depuis tu es seul avec toi-même, sans la moindre échappatoire. Ton temple d'antan est devenu ta prison. Pas d'adieux larmoyants, pas de grandes histoires d'amour, juste un homme confronté à ses limites, entravé par les atouts que la vie lui a donnés et c'est tout.
_Paul Valéry.